« Il n’y a pas de rapport sexuel ». Le désir et son échec dans l’œuvre de Sartre
DOI:
https://doi.org/10.47456/sofia.v3i1.7954Resumo
Ne serait-ce qu’en raison de sa difficulté L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie de Gilles Deleuze et de Félix Guattari n’eut en son temps, les années soixante-dix, qu’un nombre limité de lecteurs[1]. Toutefois certaines thèses de ce livre sont parvenues à se faire entendre d’un public relativement large. Ainsi se souvient-on peut-être de la critique de la psychanalyse freudienne et de son familialisme, c’est-à-dire de sa tendance à tout ramener au cercle familial, lui-même réduit au triangle du père, de sa mère et de l’enfant. Peut-être se rappelle-t-on également la notion de machine désirante, selon laquelle les hommes sont des machines à manger, à parler, à respirer, etc., dont les productions sont des « effets de machine », qui sont liées les unes aux autres dans des flux et qui sont animées par le désir en tant que principe immanent. De ce point de vue, le désir est synonyme non pas de manque mais au contraire de production ou création.
On peut toutefois s’étonner de la facilité avec laquelle certaines thèses ont été sinon acceptées du moins reçues par les contemporains de Deleuze et Guattari. Comment en effet ne pas être choqué par l’assimilation des êtres humains à des machines fût-elles désirantes ? Il va de soi que cette dernière thèse visait notamment la pensée sartrienne qui n’a cessé de répéter que la réalité-humaine n’est ni une chose ni une machine mais une existence, c’est-à-dire une liberté en situation, qui est hantée par le désir d’être. Pour Sartre, en effet, l’existence se constitue à partir d’un manque ontologique qui est à la source de son désir d’être et qui condamne les hommes à poursuivre l’impossible synthèse de l’en-soi et du pour-soi. Aussi Sartre achève-t-il L’Être et le néant sur cette fameuse formule, qu’il jugera par la suite trop littéraire, « l’homme est une passion inutile »[2]. Qu’est-ce à dire ? En quel sens l’existence est-elle condamnée à poursuivre un objet qui lui échappe sans cesse ? Quel est précisément l’objet de ce désir ou de cette passion inutile ?
Nous voudrions ici revenir sur la conception sartrienne du désir et, notamment, sur cette idée que le désir est voué à l’échec. Mais, afin de mettre en relief et en question cette conception sartrienne du désir, nous voudrions la confronter à celle d’un contemporain de Sartre : le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan. En effet, peut-être parce que Sartre devint célèbre au sortir de la deuxième guerre mondiale, en 1945, alors que Lacan dut attendre les années soixante pour être connu du grand public, on oublie facilement que Sartre et Lacan sont de la même génération : pour être tout à fait exact, Sartre est même plus jeune que Lacan, puisqu’il est né en 1905 alors que Lacan est né en 1901 et meurt un an après Sartre en 1981. Mais, au-delà de cette proximité dans le temps, qui est somme toute anecdotique, il y a entre Sartre et Lacan, comme l’a récemment montré Clotilde Leguil, dans son ouvrage Sartre avec Lacan, plus d’une corrélation secrète, même si en apparence le structuralisme lacanien ne doit rien et surtout ne veut rien devoir à l’existentialisme sartrien[3].
N’est-ce pas en effet Lacan qui déclare en 1960, à propos du névrosé, que celui-ci se sent « au fond ce qu’il y a de plus vain à exister, un Manque-à-être ou un En-Trop »[4], affirmation et formules qui rappellent évidemment la thématique sartrienne de la contingence qui se traduit chez Roquentin, le héros de La Nausée par « le sentiment d’être de trop pour l’éternité »[5]. Quoi qu’il en soit, on peut se demander s’il n’y a pas malgré tout —malgré l’opposition apparemment irréductible du structuralisme et de l’existentialisme — une certaine parenté dans la manière dont Lacan et Sartre envisagent le désir et notamment son échec ? Lorsque Lacan déclare, en particulier à l’endroit de ceux qui entendent libérer la sexualité, qu’il « n’y a pas de rapports sexuels », n’est-ce pas une thèse que Sartre lui-même pourrait à sa manière soutenir ?
[1] G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 1. L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.
[2] J.-P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, col. TEL, 2008, édition corrigée par A. Elkaïm-Sartre, p.662.
[3] C. Leguil, Sartre avec Lacan. Corrélation antinomique, liaison dangereuse, Paris, Navarin/Le champ Freudien, 2012. Sartre évoque rarement l’œuvre ou la pensée de Lacan. Il s’y réfère parfois, de manière relativement allusive, dans L’idiot de la famille et de manière plus circonstanciée au cours d’entretiens réunis dans Situations IX, p. 90, p. 97 et p. 111, ou publiés en 1966 dans la revue L’Arc, « Jean-Paul Sartre répond », p. 91. Réciproquement, les références de Lacan à Sartre sont peu nombreuses. C. Leguil note, dans son remarquable ouvrage, que Sartre n’est cité qu’à trois reprises dans les Ecrits et que, s’il est davantage cité dans les Autres écrits, il y fait plutôt figure de repoussoir, C. Leguil, Sartre avec Lacan, p. 21-22.
[4] C. Leguil, Sartre avec Lacan, p.25.
[5] J.-P. Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1989.
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